NEAL ASCHERSON SUR
LES MARBRES DU PARTHENON


Il est temps de reparler des Marbres d'Elgin. Ou plutôt de reparler des "Sculptures du Parthénon", parce que les pierres du British Museum ne sont qu'une partie d'un ensemble, et que presque tout le reste se trouve à Athènes. Il est temps que les sculptures de Londres reviennent en Grèce.

Vieille dispute. Depuis le jour de l'achat des marbres par le British Museum à Lord Elgin en 1816, il s'est trouvé des voyx britanniques pour plaider avec passion la cause de leur retour à Athènes. Mais la dispute a semblé se diriger doucement vers une conclusion au début de l'année 1977.

Les Grecs avaient écarté la plupart des objections traditionnelles. Un nouveau musée de l'Acropole pour les abriter et les protéger est en cours de construction, le British Museum se verrait remettre une collection complète de moulages pour remplacer les originaux, et l'Angleterre ne se verrait pas présenter la facture du déménagement. Le musée n'était toujours pas d'accord. Mais l'opinion publique de ce pays semblait pencher de manière décisive en faveur de leur retour, et 109 députés du Parlement précédent - dont une dizaine sont maintenant ministres du régime de Tony Blair - avaient signé une motion avancée en faveur de la restitution.

Et puis soudain, le processus se gèle. A peine quelques heures après la victoire électorale des travaillistes, Chris Smith, le nouveau ministre de la Culture, répondait à un journaliste que les marbres étaient "partie intégrante" du British Museum, et que leur restitution ne figurait pas sur l'agenda. Les Grecs furent choqués ; le Comité Britannique pour la restitution des Marbres atterré. Et, pour le moment, les choses en sont là.

Elles ne vont pas en rester là longtemps. Une nouvelle édition, revue et mise à jour, du livre de Christopher Hitchen sur les Marbres d'Elgin, va paraître au début de 1998. La lecture des épreuves - la défense la plus convaincante depuis les protestations furieuses de Byron - m'a donné l'envie de retourner au British Museum la semaine dernière pour revoir tout cela. Pour être honnête, j'ai toujours respecté les marbres, mais je ne les ai jamais aimés. Oui, c'est un miracle qu'ils survivent après 2 500 ans. Mais les mutilations et les manques, les bras sans mains et les cous sans têtes, me remplissent d'horreur. Les vandales turcs ou byzantino-chrétiens, les ouvriers maladroits d'Elgin et plus de deux millénaires d'intempéries ont mâché, écorné et râclé les grandes frises et la statuaire des métopes et des frontons, jusqu'à ce que les vestiges fassent davantage penser à l'atrocité qu'au chef-d'oeuvre. Entière, ou simplement moins abîmée, ces processions solennelles de jeunes filles et de jeunes gens, de boeufs condamnés et de chevaux en furie serait une des merveilles du monde. Mais en l'état, je suis plus impressionnée par la bataille vulgaire des Titans sur l'autel de Pergame à Berlin. Au moins sont-ils presque entiers, et on n'a pas à se battre avec l'énigme du "qu'est-ce que ça devait être bien avant."

Quand une nation s'approprie les trésors d'une autre pour sa propre culture, on peut se demander ce que les nouveaux possesseurs en retirent. C'était devenu une tradition de gronder les Grecs d'aujourd'hui en leur reprochant leur désir "irrationnel" de récupérer les sculptures. Sir David Wilson, alors directeur du British Museum, avait déclaré, il y a neuf ans, à la télévision, que la demande des Grecs était "du fascisme culturel... C'est du nationalisme, et c'est un danger culturel". Si on laisse de côté le fascisme (ne serait-ce que parce que les Grecs en ont beaucoup plus souffert que les Britanniques), cela impliquait que la possession par les Anglais des Marbres du Parthénon avait été une question de jugement serein et équilibré. Eh bien non !

Les marbres étaient devenus les soutiens de l'identité impériale britannique du XIXe siècle. Ils contribuaient à conforter, par exemple, l'idée d'une Grande-Bretagne comme la puissance civilisatrice universelle. Les Victoriens n'aimaient guère les comparaisons avec la Rome impériale - trop de violence et de débauche. Ils aimaient mieux en revanche imaginer une sorte de continuité avec le Grèce classique. Ils s'imaginaient cette "civilisation hellénique" comme un dominion fondé sur la supériorité culturelle et morale plutôt que sur une force militaire écrasante et une technologie industrielle supérieure. (C'était travestir l'histoire ; la puissance d'Athènes reposait sur une guerre victorieuse et l'exportation de produits manufacturés de qualité, pas sur Socrate et la démocratie. Mais un mythe national et impérial repose en général sur des travestissements.)

Et puis il y avait le style des sculptures. Les Victoriens adoraient le "naturalisme". Tous les autres styles étaient considérés comme primitifs ; l'art avait sa propre loi d'évolution qui allait vers le haut jusqu'à ce qu'elle culmine avec un réalisme photographique fondé sur la reproduction exacte de l'image rétinienne de l'anatomie humaine. Après tout, l'art des sujets indigènes de l'Empire sur les continents obscurs "déformait" toujours les objets naturels. Les bronziers du Bénin, les tribus canadiennes façonnant des totems, les peintres troglodytes boshimans ou les sculpteurs maoris étaient fort habiles à leur manière, mais apparemment incapables de produire un portrait ou une nature morte exacte. L'archéologie débutante montrait que les peuples préhistoriques d'Europe avaient fait preuve de la même incapacité.

De toute évidence, concluait l'Angleterre victorienne, l'art "stylisé" était l'expression d'esprits attardés et incomplets. Seuls les Grecs classiques, et par imitation les Romains, avaient dans le passé atteint la perfection artistique : la reproduction exacte. Ainsi, le naturalisme semblait être l'art de la destinée impériale, préfigurée sur le Parthénon.

Et les corps des Marbres du Parthénon - on les a englobés eux aussi dans le mythe victorien. Ces corps-là étaient jeunes, physiquement parfaits, pour la plupart nus et pour la plupart mâles. Voilà qui convenait au culte victorien tardif de la jeunesse (masculine), de la force et de la décence - mens sana in corpore sano. Là encore, les cultures païennes et indigènes de l'Empire se livraient toutes à des coutumes horrifiques et indécentes pour la chrétienté victorienne, et cet attardement moral était à son tour associé à leur incapacité à atteindre le réalisme dans l'art.

En bref, le souhait grec de récupérer ces sculptures n'est pas, et de loin, aussi étrange et mystique que l'a été la passion britannique de les conserver. C'est un peu comparable aux positions sur la Pierre de la Destinée. Les Écossais voulaient la récupérer, au motif rationnel qu'elle leur avait été volée dans le passé. Mais les Anglais ont montré que c'étaient eux qui avaient chargé la pierre de pouvoirs magiques dans le rituel du couronnement, et c'est le Doyen de Westminster, pas les Écossais, qui a protesté en affirmant qu'elle était investie d'une "signification religieuse".

Mais cette passion pour les marbres est en recul. A mon sens, ce n'est pas un hasard si l'intérêt que le public leur porte a décliné depuis la fin de l'empire colonial britannique. L'image que les Anglais se font d'eux-mêmes a changé, et les marbres ne sont plus nécessaires pour la soutenir.

"Partie intégrante" du British Museum ? Comme le souligne Christopher Hitchens, le mot est frappant. Si ces sculptures sont partie intégrante de quelque chose, c'est bien du Parthénon, et au sens le plus strict du terme, puisque bon nombre des bas-reliefs ont été sculptés sur le bâtiment lui-même, et non plaqués sur lui à itre décoratif. Cela veut dire que les marbres ne sont pas des objets d'art isolés en eux-mêmes, mais une partie de quelque chose d'autre. Voilà qui, à son tour, fait voler en éclats l'objection selon laquelle leur retour constituerait un précédent pour la restitution de n'importe quelle poterie ou statuette "étrangère" dans tous les musées du monde.

Le British Museum s'est bien occupé des marbres, dans l'ensemble. Il a permis aux Anglais d'en retirer une sorte d'inspiration nationale. Mais cette inspiration-là n'est plus nécessaire. La responsabilité morale du musée sue les marbres se termine. Il est temps maintenant qu'ils retournent chez eux.

Reproduit, avec autorisation, du journal Independent on Sunday .

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